Rencontre avec Abel Danan, le réalisateur du court-métrage Canines :
Abel, peux-tu te présenter brièvement ? As-tu fait des études de cinéma ?
Abel : Mon rapport au cinéma est passé par plusieurs phases. J’ai commencé à aimer le cinéma en le regardant avant de vouloir en faire. Puis du visionnage je suis passé assez jeune à l’analyse de films. J’ai été critique de cinéma dans l’émission Le Cercle sur Canal+ pour parler des films qui m’intéressaient. Cela a été une entrée en douceur dans l’industrie du cinéma. C’est passé par l’amour des films. Ensuite, vers l’âge de dix-neuf ans, j’ai eu envie de raconter une histoire qui était un mélange d’une histoire fantasmée et d’une histoire familiale. Je n’ai pas pris de cours particulier pour apprendre comment faire un film. J’ai commencé par faire des films imparfaits, puis moins imparfaits … et je suis encore en train d’apprendre.
Tu as commencé très jeune le métier de critique de cinéma.
A : J’avais environ dix-sept ans et j’y suis resté jusqu’à mes vingt ans. J’y allais occasionnellement pour y parler de films qui m’intéressaient, de défendre les films que j’aimais. Quand j’aime un film, je peux en parler pendant des heures. Et quand je n’aime pas un film, je ne vais pas m’exprimer dessus, je ne vais pas le descendre. Quand j’ai compris au fur et à mesure la difficulté de faire un film avec tous les efforts et les investissements, je ne trouvais pas honnête de critiquer voir insulter un film. J’ai lu des critiques qui étaient amusantes tellement elles étaient violentes. Je ne pouvais pas en faire un métier, alors je me suis tourné vers l’écriture et la réalisation d’histoires qui m’étaient chères, sans forcément penser à la sphère environnante du cinéma.
Est-ce que l’émission Le Cercle t’a ouvert un réseau dans le milieu ?
A : Non, cela ne m’a pas ouvert de réseau professionnel, parce que c’est un milieu critique et pas un milieu de créateurs. C’était une bulle dans un très grand écosystème. J’en ai tiré tous les avantages possibles à l’instant présent pour parler de films que j’aimais.
Avant Canines, ton troisième court-métrage, tu avais réalisé Coming Home et Love Cantata, tous deux inspirés de la culture japonaise. D’où te vient cette passion ?
A : Cette culture japonaise me vient d’une histoire familiale assez incroyable. Mes parents viennent du Maroc, mais il y a une partie de ma famille qui par plusieurs concours de circonstances s’est retrouvé au Japon dans les années cinquante. C’est le frère de mon grand-père qui a voulu faire l’American Dream. Quand il est arrivé au Etats-Unis, le seul moyen d’avoir son passeport et l’identité américaine, était de s‘engager dans l’armée de Terre tout au début de la guerre en Corée. Ce qu’il a accepté sous volontariat militaire. Et comme le Japon était un endroit stratégique et sous contrôle Américain, il s’est retrouvé à Tokyo où il a par la suite rencontré sa femme et fondé sa famille. J’ai trouvé cela passionnant et j’ai développé un lien assez fort avec ce pays autant familial que fantasmé. Le cinéma japonais a été le premier cinéma envers lequel j’ai été sans concession, passionné, presque obsessionnel. Quand j’allais à Tokyo, j’essayais de trouver des dvd de films japonais, même sans sous titres, de cinéastes comme Kurosawa, Mizoguchi, Ozu et même des films d’horreur d’Hidéo Nakata de pleins de films assez différents, parfois bizarres. Je me suis rendu compte qu’il y avait une richesse culturelle sans fin et qu’elle n’avait rien à voir avec notre culture. J’ai eu envie d’exprimer cette passion au travers d’une histoire : Coming Home, qui est partie d’un désir totalement fictionnel de parler de l’univers des yakuzas tout en y retournant les codes. Mêmes si les films de yakuzas sont connus par leurs violences, il y a des façons de détourner ses codes et de les rendre très mélancoliques, comme Kitano l’a fait sur plusieurs films. J’avais envie d’aborder le milieu des yakuzas mais de façon très désacralisé et hyper mélancolique. Après pour Love Cantata, c’était quelque chose d’un peu différent avec des liens plus ancrés, plus réels avec ma vie et ma culture. Le personnage principal du film est français et je montre son rapport à l’autre, aux réseaux sociaux, à internet et à ses déboires tout en gardant une partie fictionnelle.
Comment as-tu rencontré le producteur et réalisateur Dayan David Oualid qui avait remporté le grand prix au festival de Gérardmer avec Dibbuk, l’année avant que Canines soit également en compétition ?
A : En 2019 j’ai travaillé pendant quelque temps pour une boîte de production en développement. Je passais beaucoup de temps à dénicher des scénarios intéressants. Je regardais énormément de courts-métrages et je suis tombé sur quelques images de Dibbuk avant qu’il commence son chemin dans les festivals. Le travail de Dayan m’a complètement bluffé, son rapport avec la musique, avec l’étrange et l’univers du film qui est très passionnant, très caché et assez rare au cinéma. On s’est rencontré et on est devenu ami avec une passion commune pour le cinéma. Une confiance absolue s’est installée entre nous. J’ai tout de suite vu en Dayan, un réalisateur avec un fort potentiel. Et ensuite, il y a eu ce parcours formidable dans les festivals de genres et le grand prix à Gérardmer qui est un festival que j’affectionne particulièrement. Pour moi, le cinéma de genre, le cinéma d’horreur est devenu le cinéma le plus intéressant, le plus riche, le plus complexe, celui qui permet de raconter le plus de choses sur notre société tout en étant évasif et cauchemardesque. J’ai toujours trouvé les palmarès de Gérardmer assez extraordinaires. L’étiquette de Gérardmer était un signe que l’on allait voir un film particulier. J’ai donc présenté Dayan à des gens de l’équipe avec qui je travaillais.
Qu’a apporté Dayan à Canines ?
A : Quand j’ai rencontré Dayan pour la première fois, les casquettes étaient un peu inversées. Je l’avais approché pour la boite de production pour laquelle je travaillais pour son projet d’auteur. Quand on a écrit le film, on avait très peu d’interlocuteurs passionnés avec lesquels on pouvait parler de genres et on a eu l’idée avec la coscénariste Emma Lacoste de parler de Canines à Dayan, qui a manifesté un réel intérêt au film. Il m’a beaucoup aidé dans la fabrication et la faisabilité du film dans le contexte dans lequel on l’a fait. On était à la sortie du deuxième confinement, c’est pour cela qu’il y a cet aspect très enfermé dans le film, très claustrophobe. On a tourné en pleine pandémie avec des scènes dans le métro.
Justement, comment s’est déroulé le tournage dans le métro ?
A : On souhaitait que le film se passe pendant le confinement pour l’ancrer dans une réalité sociale. Il y avait ce problème des masques, de la distance. Les gens étaient encore effrayés. Paradoxalement, il y avait très peu de gens dans les rames ce qui nous a permis d’avoir une ambiance oppressante. Pour que le film soit viscéral et pour garder son cachet très froid, très réaliste, je voulais vraiment tourner dans une vraie ligne de métro. Pour pouvoir capter ce contexte le plus possible. Ce qui était l’objectif avec ce film.
Dans Canines, il y a le poids de l’inter génération avec une relation mère-fille. Est-ce vraiment ce que tu cherchais à montrer ?
A : Tu as totalement raison avec le rapport des générations. C’était le point de départ du film. C’est quelque chose que j’avais commencé un petit peu à explorer dans Love Cantata qui était de parler des déboires, des excroissances et de la complexité qu’avaient amené les réseaux sociaux dans notre génération. Je suis resté très attaché à ce sujet dans Love Cantata et c’est de ce postulat qu’est parti Canines. On avait avec la coscénariste à cœur dès le début d’ancrer le film dans une vraie réalité générationnelle. Le point de départ de l’histoire étant deux vampires, une mère et sa fille cloitrées et isolées du reste du monde, qui utilisent les réseaux sociaux, le jeu d’attraction et de cyber sexualité qu’il y a autour, pour attirer leurs proies et pouvoir les dévorer. Il est très facile de mentir sur les réseaux sociaux sur son apparence, sur son âge, d’exagérer son physique, ses attributs pour jouer sur son charme, sa sexualité. Et c’est justement sur ce genre de terrains numériques que l’on peut trouver des stalkers, des cybers harceleurs, voir même parfois des cybers pédophilies. D’un côté c’était une critique, mais de l’autre côté, ces deux filles utilisent les réseaux sociaux pour pouvoir dévorer les gens qui méritent de mourir. Pour faire sa propre justice. Ce que je trouve de fascinant dans l’apparition massive et totalement incontrôlée des réseaux sociaux, c’est aussi bien les immenses déboires, les remises en questions mais aussi parfois les choses beaucoup plus positives qu’elles peuvent amenées.
On pouvait s’attendre à beaucoup plus de scènes d’horreur dans Canines, surtout suite à sa sélection au festival de Gérardmer. Est-ce un choix libéré de laisser le point de vue en subjectivité à l’instar de Tobe Hooper avec Massacre à la tronçonneuse. Faire peur sans rien montrer.
A : La référence que tu viens de citer est pour moi plus qu’une référence, c’est quelque chose de matricielle dans mon rapport au cinéma. Massacre à la tronçonneuse est non seulement le plus grand film d’horreur, mais c’est l’un des plus grands films tout court. Il y a une forme d’intelligence, de finesse, de justesse sur ce qu’il raconte qui a été très rarement atteint dans un film. J’aime beaucoup les réalisateurs qui choisissent un registre et qui décident de jouer avec les codes de ce registre pour un petit peu tromper le spectateur. Massacre à la tronçonneuse utilise le registre du slasher qui n’existait pas depuis très longtemps, d’archétype de scénario qui est de prendre plusieurs jeunes dans un milieu qu’ils ne connaissent pas et qui vont se faire tuer par un monstre qui connait cet endroit. De tous les slashers Massacre à la tronçonneuse est le moins sanglant. Il y a très peu de sang. C’est un film que j’essaie de montrer aux gens autour de moi, parce que c’est un grand film social en plus d’être un film d’horreur passionnant. Le film est viscéral, très malsain mais il n’est pas gore. Et pour revenir à Canines, l’univers du vampire était un univers qui m’a toujours intéressé, mais je n’ai jamais été un fan absolu de ce registre. C’est un sous genre de films qui est presque comme une religion à travers le monde. Il y a un fan base absolument délirant avec ces codes, avec son rapport à l’extrême violence qui passe par la corporalité, la chaire et la séduction, mis en place et inventé par Dracula, un de mes livres préférés. Quand on a abordé avec Emma Lacoste de se mettre dans le registre et le folklore du vampire, on s’est dit qu’il fallait faire attention avec le rapport à la sexualité, le rapport à la chair, le rapport au sang. C’est assez volontaire de ne pas avoir montré trop de sang pour pouvoir parler de la réalité sociale, du sujet avec le complexe entre la mère et la fille très malsain et la porosité progressive de cette relation. Il fallait rester dans quelque chose d’hyper cru et d’hyper réaliste. Pendant le montage du film, j’ai découvert le film Morse qui m’a conforté sur le fait qu’il est intéressant de jouer avec la mythologie d’un sous genre de l’horreur pour pouvoir le dépasser. Dans Morse, le protagoniste essaie de rentrer dans une espèce de réalité sociale très ancrée avec le point de vue de l’enfance. Le sang est utilisé avec beaucoup de parcimonie. L’une de mes grandes références est The Witch que je trouve extraordinaire et qui est un film de sorcières. Plutôt que de les montrer, de les sur montrer, le film ne les dévoile pas vraiment. J’ai toujours été partisan de ce genre de cinéma de cacher plus pour faire jaillir l’imagination chez le spectateur. Surtout dans ce monde moderne où on est abreuvé d’images en permanence et où la violence n’a plus tellement de sens. De nos jours, surtout en ce moment, il suffit de regarder la télévision pour voir de la vraie violence. On a opté dès le début avec le chef opérateur de faire quelque chose de très naturaliste et de très cru. Je voulais aborder le genre de vampire dans ce rapport.
La séquence finale de Canines casse en quelque sorte les codes du vampire à l’instar de ce que tu avais pu faire dans Coming Home sur le registre des yakuzas.
A : C’est exactement cela. C’est un vrai désire de casser les codes. Le film s’appelle Canines parce que le personnage principal a des problèmes vis-à-vis de ses dents qu’il n’aime pas alors que les vampires sont la définition de la perfection à l’image. Ils sont absolument sublimes. Dans Entretien avec un vampire, le duo c’est quand même Tom Cruise et Brad Pitt. J’avais envie de casser cela, en créant de petits défauts, de petits soucis, un peu d’humanité pour ces vampires.
Cela aurait pu être une comédie.
A : C’est vrai, le pitch de base aurait pu emmener le second degré et être une comédie. Je trouve que le cinéma d’horreur ainsi que les films de comédies sont deux genres compliqués à faire. Très peu de réalisateurs savent mélanger les deux genres, cela est maitrisé par très peu de personnes, comme par exemple Sam Raimi. A cause de la relation entre la mère et la fille je ne voulais pas tomber dans quelque chose de comique parce que le sujet était assez grave.
Quels sont tes futurs projets ?
A : Je viens de terminer un long-métrage dont on va débuter le montage (ndlr : interview réalisée en mars). C’est un film de genre, un film français. C’est très lié au contexte actuel, très ancré avec les traditions et le folklore de mon pays d’origine. C’est un film auquel je tiens beaucoup.
L’as-tu co-scénarisé avec Emma Lacoste ?
A : C’est exactement cela.
Quels sont tes trois films de chevet, tes trois films préférés ?
A : Cela voudrait dire les trois films préférés ou bien ceux que je regarde le plus ?
Les deux.
A : Dans le top trois de mes films préférés, mais ce n’est pas un film de chevet, il y a Interstellar. Dans mes films de chevets, il y a Massacre à la tronçonneuse que je regarde tellement. Il y a Taxi Driver que j’aime énormément revoir. Le film se regarde très facilement et plus tu le regardes, plus le rythme est intrigant et lancinant. Et pour terminer, un dernier, c’est un film japonais qui s’appelle Ran (ndlr : d’Akira Kurosawa).
Il y a deux films des années 70 …
A : Oui, le cinéma des années 70 est un cinéma très intéressant. Côté éthique, il a cassé tellement de choses. Je trouve cela complètement fascinant.
C’est une époque où le cinéma a changé, est devenu plus libre et plus viscéral.
A : Oui j’ai lu que le cinéma des années 70 était lié à la mort du Président Kennedy. Le fait que les américains ont pu voir l’assassinat en images a modifié leur rapport avec la violence. Il y a eu après des films d’une violence. Il y a eu Délivrance de John Boorman qui est terrible, tellement violent et traumatisant. Il y a eu l’Exorciste, Les dents de la mer, Halloween. Il y a eu une vraie explosion du cinéma de genre à cette époque.
Merci Abel.
Olivier H.